E. Delbecque: "la France a besoin d’une doctrine de cyber dissuasion"

eclair001.pngFrançois Hollande qui réclame un rapport circonstancié sur les menaces de cyberattaques pesant sur la présidentielle. Le Kremlin, déjà soupçonné d'avoir perturbé l'élection américaine, qui doit démentir des accusations d'ingérence dans la campagne d'Emmanuel Macron. Fin janvier, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, qui avait mis en garde contre la "diffusion massive de fausses informations" susceptibles d'être utilisées comme un outil de déstabilisation dans le cadre de la campagne. Et ce même JYLD qui avait même prévenu, quelques semaines plus tôt, que la France pourrait avoir recours à l'arme numérique face aux cyber-menaces visant ses intérêts.

Eric Delbecque, président de l’ACSE et directeur du département intelligence stratégique de SIFARIS, coauteur avec Christian Harbulot de : L’impuissance française : une idéologie ? (paru chez Uppr), revient  sur "la vision française de la cyberdéfense et de la cybersécurité" qui, selon lui, "n’est pas véritablement claire". Il défend aussi dans cette tribune pour Lignes de défense "un dialogue profitable avec le chef d’Etat russe".

Il explique:
"On sent bien que l’appareil institutionnel (tout comme les commentateurs et intellectuels) peine à distinguer ce qui relève de l’offensive contre la "tuyauterie" numérique de ce qui relève des opérations de désinformation poursuivant des buts d’action psychologique.
Le phénomène est particulièrement visible à travers les différents épisodes du dossier intitulé : les Russes tentent-ils d’influencer les élections présidentielles dans les démocraties occidentales ? Rien ne permet aujourd’hui de prouver que les services de renseignement du Kremlin auraient techniquement saboté le vote électronique aux Etats-Unis. En revanche, on peut facilement concevoir que Moscou ait élaboré puis exécuté une stratégie réputationnelle permettant de fragiliser le camp Démocrate, tout simplement en utilisant un certain nombre de données embarrassantes puis en courbant leur interprétation. Mais si le vecteur (le cybermonde) apporte une certaine nouveauté à ce type d’opérations, il n’augure nullement une catégorie d’activités inédites au sein de la machine d’Etat russe ou de ses satellites dans la "société civile".
Tout au contraire, il faut noter ici une authentique continuité dans le savoir-faire informationnel… De l’Union soviétique à la Russie poutinienne, rien ne fut perdu de la capacité de cette nation à rester marmoréenne dans la crise tout en continuant de faire avancer ses pièces sur l’échiquier géopolitique et géoéconomique, notamment en s’appuyant sur les dissensions, affrontements et contradictions au sein des circuits décisionnels occidentaux et à l’occasion des compétitions électorales pour la conquête du pouvoir.
Cyber-ingérence.
Notons au passage que les Américains ne se privèrent pas, eux non plus, d’interférer dans la vie politique des nations, en Europe certes, mais aussi en Amérique du Sud ou en Asie. Par conséquent, il est parfaitement ridicule de pointer du doigt la Russie en 2017. Par ailleurs, le comportement de l’Occident face à Vladimir Poutine ne peut que conforter ce dernier dans le choix d’instrumentaliser les affaires intérieures des nations de l’Ouest.
Ce qui paraîtrait plus riche d’avenir pour la France serait de parvenir à définir une doctrine de cyber dissuasion. Effectivement, on peut tenter de raisonner par analogie. Durant plusieurs décennies, la dissuasion nucléaire a permis de stabiliser une confrontation (la Guerre Froide) qui plaça le monde au cœur du gouffre à partir de 1946. Ne pourrait-on pas imaginer qu’il faille désormais considérer que l’utilisation de la cybersphère pour mener des opérations hostiles (dans le cadre des relations interétatiques) nécessite d’élaborer patiemment une doctrine qui reste très largement insuffisante… Certes, nous disposons déjà de moyens en la matière mais l’objectif dont il est ici question est intellectuellement et politiquement plus ambitieux. Il s’agit de clarifier nos concepts en matière de sécurité nationale dans le monde numérique. Non pas pour menacer d’autres Etats de représailles militaires en cas de cyberattaques, mais pour définir une riposte proportionnée (et son mode d’expression: cyber, diplomatique, économique, etc.) et fournir à nos interlocuteurs une grille d’interprétation de nos réactions (c’est-à-dire une certaine prévisibilité), qui serve bien évidemment de mise en garde.
Peut-être y a-t-il là une voie de progrès qui nous conduirait plus loin que la perpétuelle pratique de la dénonciation moralisante et stérile de Vladimir Poutine. Manifester notre stratégie de puissance tout en tentant de construire un dialogue profitable avec le chef d’Etat russe semble un chemin tout simplement raisonnable."

Lignes de défense


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Publication : samedi 18 février 2017