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La sacralisation de la guerre


Rochambeau
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Les sociétés traditionnelles se caractérisent par une omniprésence du sacré. Les dieux y sont nombreux et leurs aventures forment la trame de récits fabuleux, les rites scandent la succession des saisons et tous les aspects de la nature font l’objet d’un culte particulier. Aucun acte majeur de l’existence (naissance, mariage, maladie, mort) n’échappe à cette règle, et pour que son accomplissement soit ressenti comme authentique, il se doit d’être sanctifié. Dans ces conditions, il est inévitable que la guerre, événement considérable, et ô combien incertain dans la vie d’une société, revête l’habit du sacré.

 

De fait, la sacralisation de la guerre se joue à tous les niveaux de son déroulement. En tant qu’activité spécifique d’une communauté, différente par exemple de l’activité-agriculture ou de l’activité-élevage, la guerre reçoit le patronage de divinités particulières. Ce sont les dieux de la guerre dont le nombre, la place et l’importance varient selon les cultures, mais qui restent presque toujours présents dans le panthéon des religions polythéistes. D’autre part, le guerrier, qu’il soit combattant par intermittence ou que sa vie soit entièrement consacrée à des occupations militaires, connaît un rapport privilégié avec le monde du sacré. Les initiations et les confréries guerrières l’entourent d’un réseau de symboles qui lui permettent de donner à ses actions une dimension religieuse. Enfin, le combat lui-même prend l’aspect d’un rite avec ses présages et ses interdictions, ses fureurs sacrées et la mort conçue comme ultime sacrifice.

Certes, chaque peuple et chaque époque connaît de nombreuses divergences quant à la manière de pratiquer la guerre. Le conflit entre deux tribus primitives d’Océanie ou d’Amérique ne présente évidemment pas les mêmes aspects que la guerre que se livraient les cités grecques à l’époque classique ou celle qui opposait l’empire du Milieu aux hordes mongoles. Néanmoins, cette variété demeure comme autant d’adaptations différentes du même schéma : la guerre est une activité voulue par les dieux, elle possède une dimension sacrée et il faut accomplir envers elle les rites appropriés.

 

>> Les dieux de la guerre

 

Une classification rigoureuse des différentes divinités de la guerre nécessiterait au préalable qu’on ait déjà procédé à leur recensement exhaustif, entreprise qui n’a pas encore été réalisée. Aussi bien devrons-nous nous contenter pour l’instant de mettre en valeur quelques tendances qui apparaissent à l’analyse d’un certain nombre d’exemples. C’est ainsi que l’on peut définir trois grandes catégories de dieux de la guerre. Tout d’abord, il y a les divinités dont la guerre est pratiquement l’unique fonction et qui souvent représentent, à l’intérieur d’une société, la classe spécifique des guerriers. Ensuite, nous trouvons les dieux associés à un peuple qu’ils protègent et dont le rôle guerrier ne se manifeste que par moments. Enfin certains héros, ayant eu une existence historique, peuvent être mythifiés et devenir les symboles des vertus militaires qui accompagnent le guerrier au combat.

 

La délimitation réelle de ces catégories demeure, bien entendu, beaucoup plus floue que ce simple énoncé le laisse entendre. Si, en effet, on peut trouver des illustrations précises pour chacun des cas, d’autres divinités ne se laissent pas enfermer facilement dans notre classement. De plus, certains peuples ont adopté plusieurs dieux de la guerre qui appartiennent aux différents types et la classification des dieux ne correspond pas forcément à une classification des peuples. Néanmoins, malgré ces inconvénients, une telle répartition reste utile, car elle permet d’éclairer quelque peu le terrible foisonnement de cette jungle où se dressent des êtres belliqueux et sanguinaires dont l’allure martiale ne peut que faire trembler le commun des mortels.

 

Les exemples les plus riches et les plus convaincants de dieux dont la vocation militaire découle de leurs fonctions de protecteurs d’un peuple sont à rechercher dans le domaine sumérien et sémitique. Ainsi, Mardouk, dont on connaît le rôle dans l’Enouma Elish, n’est pas à proprement parler un dieu de la guerre. A l’origine il s’agit plutôt d’une divinité solaire dont le destin est étroitement lié à celui de la ville de Babylone. Comme on l’a vu, quand Babylone assure son hégémonie sur la Mésopotamie, Mardouk devient le champion des dieux et à ce titre il dirige les armées babyloniennes en campagne contre les cités ennemies. Ce processus se vérifie pour toutes les divinités des villes mésopotamiennes; chacune d’entre elles occupe une place particulière dans le panthéon oriental tout en restant associée à la cité qu’elle protège.

 

Enlil, par exemple, appartenait au panthéon sumérien où il était le fils d’Anou et le second des dieux. Enlil était désigné comme le Seigneur de l’air et il résidait parmi les vents et les orages. Il était aussi le garant de l’ordre dans la société des hommes. Mais, en plus de ces fonctions, Enlil restait la divinité associée à la ville de Nippour où se dressait son principal centre de culte. Tout naturellement Enlil devenait donc le dieu de la guerre officiel de Nippour quand cette ville avait à combattre.

 

Les rôles multiples de ce type de dieux trouvent une belle illustration avec deux stèles conservées au musée du Louvre. L’une, très célèbre, la stèle des vautours, relate la bataille victorieuse que mena le roi de Lagash contre la cité d’Oumna, quelque 2.500 ans av. J.-C. Sur l’une des faces on peut voir Ningirsou, dieu protecteur de la ville de Lagash, s’apprêtant à assommer de sa masse d’armes les prisonniers entassés dans un grand filet. La participation de Ningirsou, en tant que dieu de la guerre. à la victoire de sa ville est donc indubitable et, d’ailleurs, l’association particulière qui liait Ningirsou et Lagash se trouve confirmée par la déclaration d’un autre roi, Ouroukagina, qui justifiait, quelques générations plus tard, d’importantes réformes par l’alliance personnelle qu’il avait conclue avec Ningirsou. Cependant, malgré son importance à Lagash, Ningirsou, contrairement à Enlil, restait une divinité tout à fait secondaire, et dont on ne connaît d’ailleurs pas très bien les véritables fonctions, dans le panthéon mésopotamien. C’est ainsi que, sur l’autre stèle, le « koudourou » de Mélishikou, qui date du XIe siècle av. J.-C., c’est-à-dire près de mille quatre cents ans après la stèle des vautours, Ningirsou n’apparaît pas en guerrier intraitable, mais plus modestement sous la forme d’une charrue et, de plus, au dernier rang d’une série de dieux.

 

Le destin de la grande déesse Ishtar reste sans doute encore plus étonnant tant elle assume des rôles qui peuvent nous paraître antinomiques. Ishtar, nom sémitique de la déesse sumérienne Inanna, était au début une déesse de la fécondité, de l’amour, de la vie sexuelle, et elle était symbolisée par la planète Vénus. Elle possédait des sanctuaires dans la plupart des villes et, bien qu’elle soit plus particulièrement associée à la cité d’Ourouk, on ne peut pas réellement la considérer comme divinité protectrice d’un peuple spécifique. Par contre, parallèlement à ses fonctions proches de celles des déesses-mères, elle acquit peu à peu un aspect guerrier, plus ou moins marqué selon ses lieux de culte. Ainsi, à l’époque de l’empire assyrien, elle devint une véritable déesse guerrière protectrice des rois et épouse du grand dieu Assour. Une autre stèle du musée du Louvre, provenant de Tell Asmar, nous la montre portant deux carquois croisés et une épée, alors que la présence d’un fauve rappelle qu’elle fut, à l’origine, une déesse de la fécondité — le lien entre les fauves et la déesse-mère est une tradition qui remonte à l’époque néolithique.

 

Ce caractère particulier des dieux du polythéisme mésopotamien où, en définitive, chaque dieu peut devenir guerrier à partir du moment où il a été adopté par une communauté, reste relativement original à cette aire culturelle. Certes on trouve d’autres exemples de divinités aux multiples fonctions et dont l’aspect guerrier n’est qu’une des facettes ; cela notamment dans le monde grec (encore faut-il rappeler la profonde influence de l’Orient sur la Grèce). Néanmoins il suffit de penser au monothéisme biblique issu du Moyen-Orient pour mesurer l’importance de ce concept de l’alliance entre un peuple et un dieu, alliance dans laquelle le dieu s’engage à devenir le protecteur du peuple et donc, quand il le faut, son dieu de la guerre.

 

A l’opposé de ce type de divinités, nous trouvons, dans de nombreuses cultures, des panthéons divins dans lesquels certains dieux ont une vocation guerrière tout à fait affirmée. C’est le domaine indo-européen qui fournit, cette fois, les plus belles illustrations de cette catégorie de dieux avec la conception de la fonction guerrière analysée par Georges Dumézil. Au terme d’une série d’études célèbres (1), ce savant a en effet mis en évidence le fait que les peuples indo-européens, dispersés de l’Atlantique à l’Inde, gardaient en commun dans leurs traditions le souvenir de structures sociales et idéologiques remontant à l’époque préhistorique où les différents groupes ne s’étaient pas encore scindés. La structure fondamentale qui se dégage ainsi correspond à une division de la société en trois classes à laquelle répond une idéologie religieuse répartie en trois fonctions. La classe des prêtres se trouve représentée par la fonction de la souveraineté, elle-même distribuée selon deux aspects, magique et juridique ; la classe des guerriers s’exprime dans la fonction de la force guerrière; enfin la classe des éleveurs-agriculteurs est symbolisée par la fonction de la fécondité et de la prospérité économique.

 

Des dieux bien distincts présidaient chacun à ces fonctions. Si l’on se réfère aux cultures dans lesquelles la tradition indo- européenne est la plus lisible, on trouve en tête de la fonction guerrière, Indra chez les indiens, Mars chez les Romains, et Thor chez les Germains. Mars, par exemple, était le dieu des combats par excellence et le mois qui portait son nom était occupé par la célébration des rites guerriers. Rome présente d’ailleurs une autre incarnation de la force guerrière avec le personnage du roi Tullus Hostilius. Les Romains offrent, en effet, la particularité d’avoir traduit leur héritage indo-européen en l’intégrant dans l’histoire légendaire qu’ils se faisaient de la fondation de leur ville. Ils ont ainsi « historisé » les mythes indo-européens et les premiers rois qu’ils ont attribués à Rome ne sont en fait que le reflet des dieux des trois fonctions. Dans l’ordre, Romulus puis Tatius représentent la fonction de la souveraineté magique et juridique ; Tullus Hostilius celle de la force guerrière, et Ancus Marcius, qui lui succède, celle de la prospérité économique. C’est ainsi que, dans l’histoire des origines de Rome, Tullus Hostilius apparaît comme un roi exclusivement guerrier qui passe pour avoir fondé le système militaire et l’art de la guerre.

 

Ce schéma idéal de répartition des tâches imparties aux différents dieux a connu cependant des adaptations très souples selon les peuples qui l’ont mis en pratique. En particulier, certaines attributions d’un dieu ont pu être transférées à un autre. Ce glissement est sensible chez les Germains, peuple belliqueux s’il en fut, où, finalement, les deux dieux de la souveraineté, Odin et Tyr, sont parés d’attributs guerriers sans d’ailleurs que le dieu de la fonction guerrière, Thor, ne devienne spécialement pacifique (à ce sujet Dumézil a pu écrire que « dans l’idéologie et la pratique des Germains, la guerre a tout envahi, tout coloré »(2). Odin qui représente, à l’origine, l’aspect magique de la souveraineté devient ainsi un véritable dieu de la guerre. Son nom est apparenté au mot qui signifie la fureur et il manifeste sa prédilection pour les carnages sanglants des batailles. Il protège les guerriers, mais il finit généralement par trahir les grands héros car il est aussi le dieu des morts, et il a besoin que les plus valeureux des guerriers rejoignent le palais céleste du Walhalla afin qu’ils se préparent à la dernière grande bataille prévue par les mythes eschatologiques.

 

Sans atteindre les dimensions prises par Odin, l’homologue de celui-ci chez les Romains, Jupiter, revêt aussi un rôle militaire. Jupiter était, en effet, le dieu suprême des Romains (fonction de la souveraineté), mais il intervenait parfois dans les batailles et, par certains côtés, il était un dieu de la guerre d’une importance égale à celle de Mars. La comparaison de Jupiter et de Mars en tant que dieux de la guerre permet d’ailleurs de distinguer leur caractère spécifique et, par là même, de mettre en valeur deux aspects complémentaires de la guerre telle qu’elle était perçue par les sociétés traditionnelles. A Mars correspond l’idée de la force physique qui trouve une application privilégiée dans le combat militaire et, plus que d’un dieu de la guerre, on pourrait parler d’un dieu des combats. Son intervention dans les batailles était celle d’un guerrier dont le caractère surhumain ne se manifestait que par une force et une vaillance hors du commun. Jupiter, par contre, intervient en tant que dieu suprême dont la puissance est d’ordre magique. Il est le souverain, garant de l’ordre des choses, et cette fonction lui permet d’assurer la victoire aux Romains sans pour cela être lui-même un guerrier.

Des dieux possédant un rôle spécifiquement belliqueux et militaire apparaissent évidemment dans des cultures extérieures au domaine indo-européen. C’est le cas chez les Aztèques auxquels nous réservons le chapitre suivant, et aussi dans de nombreuses sociétés archaïques, et nous renvoyons ici le lecteur à l’ouvrage de M. Davie, la Guerre dans les sociétés primitives (3). Plus important qu’une simple énumération de divinités de la guerre, nous apparaît en effet la coexistence des deux types de dieux, que nous venons d’illustrer avec des exemples sémites et indo-européens, dans la Grèce classique.

 

Bien qu’apparentés aux peuples indo-européens, les Grecs présentent un cas à part et, tout au moins dans le domaine de la religion, il est difficile de retrouver la trace de l’héritage ancestral. Néanmoins, les Grecs connaissaient un dieu particulièrement guerrier, Arès, qui fut plus tard assimilé par les Romains à Mars. Arès apprécie les batailles et le sang, et la Plupart de ses interventions se situent dans des mythes guerriers et des récits de combats. Il personnifie la force brutale et son nom est attaché à des légendes certainement très anciennes. Il apparaît aussi dans les récits homériques, mais ses actions sont loin d’y être toujours glorieuses. Ainsi, lors du siège de Troie, il combat généralement du côté des Troyens, mais il peut tout aussi bien changer de camp et rejoindre les Achéens. Il se trouve même vaincu par la déesse Athéna qui l’étourdit avec une pierre, et par un mortel, Diomède, qui le blesse avec une lance. D’une certaine façon Arès revêt donc le rôle d’un dieu fonctionnel de la guerre de type indo-européen, attribution qui se trouve confirmée par certaines formules de l’Iliade où les bons guerriers sont nommés rejetons d’Arès et les champions comparés à Arès marchant au combat ; mais il semble être aussi, dès l’époque homérique, un dieu tombé en disgrâce, qui ne personnifie plus que ce qu’il y a de sauvage et de brutal dans les combats militaires.

 

Parallèlement à Arès, un certain nombre d’autres divinités pouvaient intervenir dans les guerres, et parmi celles-ci Athéna est celle qui présente le plus d’intérêt. Déesse guerrière, Athéna avait participé, au côté des Olympiens, au combat mythologique contre les géants, et elle fut même l’un de leurs adversaires les plus redoutables. Par la suite, elle s’engagea activement dans la guerre de Troie en prenant parti pour les Achéens et elle y protégea les héros Achille, Ulysse et Ménélas. Elle aide aussi Héraclès quand il entreprend ses travaux, et intervient à plusieurs reprises lors du retour d’Ulysse vers Ithaque. Parée d’une lance, d’un casque et de l’égide (sorte de cuirasse conférant des pouvoirs magiques), elle influe sur le cours des batailles tant par une action magique que par le recours aux armes. De plus, elle possède des vertus proprement défensives, et on élevait des sanctuaires à son nom aux portes des villes afin de faire face à l’attaque d’éventuels ennemis.

 

Néanmoins, Athéna n’est pas qu’une simple déesse de la guerre. Elle était aussi considérée comme la déesse de la Raison et, de ce fait, présidait aux arts et à la littérature et observait des rapports étroits avec la philosophie. Elle avait d’autre part obtenu le titre de suzeraine de l’Attique car les Grecs lui étaient redevables de l’introduction de l’olivier dans le pays. Enfin, de manière significative, elle était souvent prise comme protectrice, et patronne des cités ; d’Athènes, bien sûr, ville à laquelle avait donné son nom, mais aussi de Sparte, Argos, Thèbes et Mégare où elle possédait des sanctuaires.

 

En fait, c’est dans cette dernière fonction de protectrice de la cité, fonction qui, auparavant, à l’époque achéenne, concernait principalement le prince et son armée, qu’il faut rechercher la vocation militaire d’Athéna. A l’instar des dieux mésopotamiens, le rôle guerrier d’Athéna provient d’une fonction plus large et c’est pourquoi ses interventions militaires font plus appel à l’intelligence qu’à la force brutale. Bien que tous deux liés au domaine de la guerre, Arès et Athéna se distinguent donc nettement quant aux rapports qu’ils entretiennent avec celui-ci. Comme le souligne F. Vian dans son étude consacrée à la Fonction guerrière dans la mythologie grecque : « L’un s’intéresse seulement à la bataille : il incarne l’activité guerrière conçue sous une forme élémentaire et comme une fin en soi. L’Athéna homérique, au contraire, représente un niveau de pensée plus évolué ; son action, plus claire, tend vers un but : la protection d’un prince ou d’un peuple (…). Après Homère, Athéna sera encore moins strictement spécialisée : elle ne se livrera plus à la guerre que par force, comme ses compatriotes humains, seulement lorsque l’intérêt de la cité l’exigera. (4)

 

L’exemple grec, où nous venons de trouver la présence simultanée des deux premiers types de divinités de la guerre précédemment définis, nous fournit aussi des illustrations de la troisième catégorie de personnification du phénomène guerrier : les héros mythiques. Certes, ces derniers se meuvent dans le monde de la mythologie, ils côtoient les dieux, leurs actions se réfèrent à des modèles symboliques et, dans ces conditions, il est difficile de saisir, sous un tel vernis, la trace de personnages ayant réellement existé. Néanmoins, la valeur des héros mythiques ne tient pas tant au fait qu’il s’agit, ou non, de personnages historiques, mais plutôt à ce qu’ils représentent. La geste d’Achille dans l’Iliade le hisse par ses exploits surhumains et sa quasi-invulnérabilité, au rang divin ; il n’est cependant qu’un homme, mortel comme chacun d’entre nous, et qui subit la volonté des dieux. Et ce côté humain le rend justement plus proche de nous, il permet de nous identifier à lui, ce qu’on ne saurait faire en aucun cas avec Athéna. Achille devient ainsi le modèle exemplaire du guerrier auquel chaque combattant cherchera à ressembler. D’ailleurs le culte d’Achille, popularisé par les œuvres d’Homère et aussi par de nombreux autres récits, était extrêmement répandu dans toute la sphère de culture grecque : aux yeux des philosophes il passait pour l’incarnation de l’homme violent, alors qu’Alexandre le prit pour modèle et lui vouait un culte particulier.

 

Achille et d’autres héros mythiques grecs, en particulier Héraclès (Hercule), nous renvoient, en fait, au domaine indo-européen. Dans toute cette tradition, la présence de héros est, en effet, largement attestée, et les fonctions qu’ils occupent montrent des relations certaines avec les véritables dieux. G. Dumézil a montré qu’au niveau divin des mythes répond le niveau héroïque des épopées, et que des structures similaires se laissent entrevoir dans ces deux formes d’expression. (5)

 

Les héros indiens Bhima et Arjuna correspondent par exemple aux dieux Vayu et Indra ; ils ont leur corollaire en Grèce avec Héraclès et Achille. Les héros affrontent donc des épreuves dont on peut généralement trouver des correspondances dans d’autres cultures et des modèles dans les exploits des dieux. Une telle situation nous pousse évidemment à conclure à une non-existence historique des héros mythiques. Ce point de vue resterait cependant trop hâtif s’il ne prenait pas en compte la propension de la mémoire collective à transformer les événements passés afin de les adapter à des archétypes mythiques. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, un tel processus avec le cas de la biographie légendaire du héros yougoslave Marko Krajlevic.

 

Dans le cas de l’épopée homérique il est certain que les exploits attribués à Achille sont du domaine de l’imaginaire d’autant plus qu’ils sont pour la plupart conformes à des schémas préétablis. Toutefois, on sait maintenant que les récits d’Homère rie font pas entièrement partie du domaine de la légende, et que la guerre de Troie a bel et bien eu lieu. Nous ne nous risquerons pas à dire que parmi les envahisseurs achéens qui assiégèrent la ville de Troie, l’un d’eux se nommait Achille, mais il est tout à fait possible que les actions valeureuses de quelques guerriers particulièrement braves se soient transmises par la voix des chantres et des conteurs. Le temps aidant, ces exploits ont été déformés, et les guerriers ont repris à leur compte les épreuves mythiques normalement réservées aux dieux. C’est ainsi qu’Achille a fait quelques pas dans la direction des dieux, tout en restant suffisamment humain pour demeurer un modèle privilégié du guerrier conquérant.

 

La figure du héros mythique a connu également de nombreuses illustrations dans des cultures radicalement différentes que celles appartenant au domaine indo-européen. M. Davie note, par exemple, que dans les sociétés primitives, « les guerriers et les chefs apothéosés deviennent habituellement des dieux de la guerre » (6). Cependant l’un des cas les plus intéressants qui s’offre à nous est à rechercher cette fois en Extrême-Orient, dans le royaume du Milieu, avec le personnage de Guandi (anciennement transcrit par Kouan Ti).

 

A vrai dire, la mythologie chinoise ne comporte pas de véritables divinités de la guerre comparables à Mars ou Odin, ni même à Athéna ou Mardouk. Cela ne signifie pas que les choses de la guerre soient éloignées de la religion — comme partout ailleurs dans les civilisations traditionnelles la guerre s’insère dans une conception sacrale de l’univers —, mais simplement que les Chinois n’ont pas éprouvé le besoin de posséder un dieu de la guerre. Et, de fait, Guandi, outre qu’il ait été à l’origine un personnage historique, doit plutôt être assimilé à une sorte de saint patron des militaires qu’à une divinité guerrière.

 

Guandi, l’empereur Guan, fut un général qui vécut à l’époque des trois royaumes, au IIIe siècle de notre ère. Sa biographie légendaire est racontée dans un des romans chinois les plus populaires, le Roman des trois royaumes, et les principaux épisodes de sa vie étaient des histoires répandues dans la Chine entière. Son culte se propagea peu à peu, sans que l’on puisse bien en cerner les raisons ; toujours est-il qu’il fut intégré dans la religion officielle au XIIe siècle sous le titre de « Roi de la pacification militaire » et qu’il ne cessa, par la suite, de gravir les échelons de la hiérarchie divine, au point qu’il fut nommé, au XIXe siècle, « Empereur militaire » et qu’on décida de lui rendre des honneurs égaux à ceux de Confucius (il avait, disait-on, défendu lui-même les appartements de l’empereur lors d’une conjuration en 1813). H. Maspéro, à qui nous empruntons les détails ci-dessus, explique que « son rôle officiel était de protéger l’empire contre toute attaque extérieure et contre toute rébellion intérieure, et aussi de s’occuper des fonctionnaires militaires qui lui rendaient un culte spécial » (7). Ce culte se déroulait dans les temples officiels de Guandi, les temples du Saint-Militaire, et, au début de notre siècle, le gouvernement de la république adjoignit au personnage de Guandi 24 autres guerriers exemplaires afin de lui servir de suivants. Ces guerriers sont tous des personnages historiques, officiers célèbres qui se sont illustrés dans l’histoire militaire de la Chine.

 

Certes, l’exemple chinois se distingue notablement du modèle grec. Il ne faut voir cependant dans ces différences que la concrétisation du génie propre à des cultures très éloignées l’une de l’autre. Le point commun demeure cette élévation d’un personnage historique au rang de personnage mythique conservant malgré tout une dimension humaine (les Chinois n’ont jamais perdu de vue que Guandi était aussi un homme et son époque n’était pas considérée comme très ancienne par les annalistes).

De fait, dans le rapport incertain entre les dieux et les hommes que la guerre stigmatise de façon si évidente, la présence de ces êtres humains qui tiennent un peu des dieux se montre indispensable. Le monothéisme lui-même possède ses saints guerriers, et la mythologie contemporaine abonde en redoutables combattants. L’ombre des grands dieux peut planer sur le champ de bataille, le guerrier n’en a pas moins besoin de marcher sur la trace des héros.

 

Source et suite:

http://theatrum-belli.org/la-sacralisation-de-la-guerre/

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